John Rechy : interview publiée en janvier 2015

Image couverture de Numbers, John Rechy

TOM LUTZ : Numbers, votre deuxième roman, paraît offrir la plus pénétrante analyse du narcissisme jamais écrite. L’avez-vous considéré comme un livre sur le narcissisme ? Ou n’est-ce pas le bon terme ?

Oui, sur le narcissisme, et donc aussi la mort de la jeunesse – qui est ce contre quoi Johnny Rio se bat, en vain, même s’il décrète être certain de ne jamais vieillir, ce qui, bien sûr, est impossible. De la même manière, Johnny Rio se rend régulièrement à l’Observatoire pour se regarder dans le miroir, en particulier après quelque « triomphe » dans le parc. Il arrive une fois, cependant, où il ne voit pas ce qu’il attend ; il aperçoit une autre image de lui-même, une image déformée, en quelque sorte, qui lui fait peur – évoquant ainsi Le Portrait de Dorian Gray.

Un autre aspect de la même chose : Johnny rencontre un homme. (Il me semble qu’il conduit une décapotable, en tout cas une voiture identifiable.) Cet homme est récurrent, et chaque fois il paraît plus jeune à Johnny.

Vers la fin du livre, l’homme est devenu très séduisant et jeune ; et Johnny proteste : « Pourquoi est-ce que tu me poursuis ? « L’homme répond : « Je croyais que c’était toi qui me poursuivais. » » … De même, à peu près au milieu du roman, « le parc » devient « le Parc », un personnage à part entière du livre, qui attire Johnny dans ses « profondeurs ». […] Bien sûr il y a le « Sniper Céleste » vers lequel Johnny dirige, de manière dérisoire, un « fusil » (qu’il imite avec le doigt replié) avant de tirer. De plus, il y a le titre : Numbers, qui, dans l’argot homosexuel, signifie « mec », « coup », mais aussi les nombres de la Bible (comptés) et, surtout « number » dans le sens d’insensible, avec le superlatif, dans une tentative d’insensibilisation.

Que tout cela n’ait même pas été perçu à l’époque où le livre a paru m’a plongé dans le désarroi ; il a été considéré comme un livre « porno ». Voyez donc : l’édition allemande était vendue avec une carte que l’acheteur devait signer, et sur laquelle il déclarait qu’il (ou elle, je suppose) savait de quoi parlait le livre et ne le confierait à personne sans cet avertissement.

Et à présent, un mot à propos du narcissisme en général. Il a très mauvaise réputation : c’est une épithète quasiment obligatoire dans les prescriptions médiatiques relatives à n’importe qui ayant commis un acte atroce. Ce n’est pas juste. Il y a le mauvais narcissisme (qui ne requiert aucune explication) et le bon narcissisme. Ce dernier est une bonne chose quand il permet à quelqu’un de se sentir dans de bonnes dispositions vis-à-vis de lui ou d’elle- même – oui, et de « s’aimer » . Un bon narcissique peut abandonner l’exigence onéreuse d’ « humilité ». L’humilité n’apporte rien, elle retire.

TL : J’ai toujours estimé que la première page de Cité de la nuit produisait une musique très différente du reste de ce livre, et du reste de votre œuvre. Pour moi, elle donne l’impression que vous étiez sous l’influence des écrivains Beat, que vous vous adonniez vous aussi au même genre d’élégies olympiennes qu’eux, avec les conjonctions à la Dos Passos qu’ils ont faites leurs, et le vers long de Ginsberg/Kerouac – toutes choses qui, dès que vous entrez dans un registre plus intime, dès que vous mentionnez El Paso, en fait, disparaissent, pour laisser place à votre propre style. Est-ce que j’invente tout cela ? Une certaine angoisse de l’influence ?

Je comprends ce que vous voulez dire, bien entendu. Ce n’était pas intentionnel. Je n’avais pas lu Kerouac à l’ époque où j’ai écrit ce livre, et je n’appartenais à aucun groupe d’écrivains. Le premier chapitre de Cité de la nuita été le dernier à être écrit. Ou, si ce n’était pas le dernier, en tout cas l’un des tout derniers. (J’ai oublié.) Ce premier passage, à l’origine, faisait douze pages. Je l’ai progressivement réduit à une. Je n’en suis pas complètement sûr, mais il me semble bien que quasiment chaque phrase était à l’origine un paragraphe… Adolescent, j’avais lu USA de Dos Passos, et j’ai été très influencé par ce livre, en particulier dans The Sexual Outlaw. …

TL : Ah! Donc ce que j’y voyais, peut-être, n’était pas une relation à Kerouac, mais l’influence de Dos Passos sur vous deux.

Je n’avais pas songé à Dos Passos en référence à Kerouac. Il me semble, toutefois, que le USA de Dos Passos a une structure bien plus réfléchie – et réussie – que tout ce que Kerouac a bien pu écrire. Hemingway et Henry Miller sont souvent mentionnés par les écrivains de cette époque (les années 1950, 1960) ; je n’ai jamais été influencé par Hemingway – je ne lui ai jamais porté beaucoup d’admiration – quant à Henry Miller, je n’avais pas la moindre admiration pour lui.

À propos des « Beats », un aparté : j’étais à El Paso, chez ma mère, dans un grand ensemble HLM – c’est là-bas que j’ai fini d’écrire Cité de la nuit, et que j’en ai écrit la majeure partie. Une nuit, très tard, peut-être aux alentours de 3 heures du matin, le téléphone m’a tiré du sommeil. J’ai répondu, assez agacé. La voix excitée s’est annoncée, un nom que je ne reconnaissais pas, et l’homme m’a dit d’un ton surexcité qu’il se trouvait dans un groupe et conduisait un bus de part et d’autre du pays. Il m’a invité, de manière fort exubérante, à venir rejoindre le groupe. J’étais agacé et j’ai dit quelque chose du style : « Vous êtes taré, vous m’avez réveillé, ne me rappelez pas. » Vous l’avez deviné, j’en suis sûr ; c’était Ken Kesey et le « bus magique » de la « tribu ».

J’ai quand même rencontré Ginsberg plus tard, et je lui ai rendu visite chez Ferrlinghetti. J’ai amèrement regretté cette visite, toutefois, car j’avais vraiment envie de parler d’écriture avec lui, or il n’avait qu’une idée en tête, que j’enlève mes vêtements. Puis le téléphone a sonné et c’était Orlovsky, qui a alors demandé à me parler quand Ginsberg lui a dit que j’étais là. M. Orlovsky voulait connaître le poids des haltères que je pouvais soulever.

Los Angeles Review of Books,
17 janvier 2015