Midnight Cowboy : John Rechy évoque 40 ans de prostitution

John Rechy / crédit : Roger Davies

Le jour, il écrivait des romans aujourd’hui salués comme des classiques de la littérature américaine, la nuit il arpentait les rues pour se prostituer.

Lorsque John Rechy a publié son premier roman, Cité de la nuit, en 1963, il gagnait encore sa vie en se livrant à la prostitution dans les rues de Los Angeles. Ce n’était pas irrationnel : il ne s’attendait pas à ce qu’un livre traitant de la vie homosexuelle marginale aux États-Unis lui rapporte beaucoup d’argent, il faudrait être un écrivain idiot pour abandonner son travail de jour (ou dans le cas de Rechy, son travail de nuit) dans l’ivresse de la première publication.

À la stupeur de Rechy, et malgré les efforts considérables déployés par des critiques homophobes, le livre a fait un tabac et l’argent s’est mis à couler à flots. Mais Rechy n’arrivait toujours pas quitter la rue. « J’étais complètement pris de court », déclare Rechy, aujourd’hui âgé de 74 ans, qui vit toujours à Los Angeles. « J’étais abasourdi. Je n’ai absolument rien fait pour promouvoir le livre, j’en arrivais même à nier l’avoir écrit. J’avais l’impression que si je quittais la rue juste après avoir obtenu un certain succès, je trahirais le monde sur lequel j’avais écrit. Et la vérité, c’est que je ne parvenais pas à y renoncer. Je tapinais depuis si longtemps que c’était une seconde nature. »

C’est ainsi qu’a débuté une étrange double vie, que Rechy évoque avec force détails désopilants, à hurler de rire, dans une récente autobiographie, About My Life and the Kept Woman. Le jour, il écrivait, fréquentait d’autres écrivains, donnait même des cours à l’UCLA (University of California, Los Angeles). La nuit, il retournait dans la rue, vendant son corps aux hommes. « Je voulais établir une frontière entre les différents aspects de ma vie, et me mentais à moi-même en me disant qu’il était possible de ne pas les mélanger. Je voulais être traité comme un «écrivain» d’un côté, et de l’autre comme un «tapin», et lorsque ces deux mondes se mélangeaient, j’en étais complètement perturbé. » Et ils se sont mélangés en effet – comme, par exemple, lorsque le romancier britannique exilé, Christopher Isherwood, a invité Rechy chez lui pour parler littérature, avant de lui sauter dessus. Liberace et George Cukor ont agi de la même manière.

« Ça devenait ridicule, dit Rechy. Les gens me draguaient tout le temps, bien plus que ce que je raconte dans le livre. Lorsque j’y repense, je me rends compte que j’étais le seul responsable – je renvoyais une image très sexuelle, et je n’aurais pas dû être surpris de voir les gens y répondre. » C’était peut-être ridicule, mais la mascarade s’est poursuivie bien après que Rechy avait atteint la trentaine. « Dans les années 70, quand j’étais prof à l’université de Californie, je terminais mes cours du soir, j’allais me changer en vitesse et je descendais faire le tapin sur Santa Monica Boulevard. »

Rechy a continué d’écrire pendant les années 70 et 80, en détaillant les moments euphoriques et déprimants (le plus souvent) de sa vie sexuelle compulsive dans Numbers, Rush et l’essai polémique The Sexual Outlaw. Mais c’est Cité de la nuit qui a fait son nom, et par lequel sa réputation perdure. C’est un roman américain classique, avec son héros solitaire, ses boîtes de bas étage, ses enseignes lumineuses, son mouvement incessant de ville en ville, de lit en lit ; un croisement entre Sur la route et l’Attrape-cœur. Il aurait pu être aussi célèbre que ses livres, également, si Rechy n’avait pas fait le portrait sans concession des drag-queens, tapins et clients qui peuplaient son monde : Chuck le cow-boy «étalon», Chi-Chi et Darling Dolly Dane les travestis des rues, Mr King le client revêche – et, les surpassant tous, Miss Destiny, la diva travestie majestueuse de Los Angeles. Les lecteurs étaient fascinés. Malgré des critiques abominables, Cité de la nuit fut vendu en grandes quantités à un public avide de sensations.

« Chaque personnage de Cité de la nuit a de forts antécédents, dit Rechy. Miss Destiny était absolument réelle. C’était le nom qu’elle utilisait, et toutes ces histoires étaient fondées sur les souvenirs que j’avais d’elle. Nous sommes restés en contact pendant quelques années après la parution du livre ; elle me téléphonait en pleine nuit pour me raconter qu’elle était avec un de ses « maris » qui ne croyait pas qu’elle puisse être un personnage dans un roman célèbre. Puis j’entendais alors une voix avinée, et il fallait que je confirme « Oui, c’est bien la fabuleuse Miss Destiny ». Après quelques années, je n’ai plus reçu d’appels, je pense donc que Miss Destiny agite son collier de perles devant le visage de Dieu, comme elle répétait sans cesse qu’elle ferait. »

Contrairement à Christopher Isherwood, son prétendu séducteur, Rechy s’est placé au cœur même du monde homosexuel qu’il décrivait dans ses textes. Le narrateur anonyme de Cité de la nuit n’est pas tout à fait sympathique – un garçon froid, agité, incapable d’aimer, terrifié à l’idée de compromettre sa masculinité en faisant montre du moindre signe d’affection, soutirant de l’argent à des hommes afin de prouver qu’il n’est pas pédé. C’est une image que Rechy corrobore dans About My Life and the Kept Woman. « J’étais comme ça. J’étais très passif. Quand j’ai grandi, au Texas, c’étaient les femmes qui me draguaient ; lorsque je suis allé dans la rue, c’étaient les hommes qui m’achetaient. Je n’ai jamais approché personne, jamais. Il s’agissait de conserver une attitude de non-implication et de distance, d’être désiré mais jamais désirant. Ce n’était qu’un subterfuge, un déni de ma sexualité. »

Il peut paraître étrange de penser que le plus grand chroniqueur américain de la sous-culture gay ait pu avoir des doutes sur sa sexualité. « Il faut comprendre à quoi ressemblait le monde à l’époque. Être pédé, c’était très dangereux, et très stigmatisé. Même à l’époque où je tapinais, il m’a fallu beaucoup de temps avant de me réaliser en temps qu’homo. Il est difficile d’accepter que certains d’entre nous, à un moment ou à un autre, aient eu des sentiments hétérosexuels. C’est certainement mon cas. L’homosexualité a été une révélation qui est arrivée très lentement, malgré mon mode de vie. » Dans About My Life… il raconte les incessantes descentes de police dans les bars, dans les parcs et lieux de drague, le harcèlement hystérique de la presse et de la justice. « J’ai été arrêté trois fois à Griffith Park [un lieu de drague très fréquenté de Los Angeles] pour prostitution. On pouvait être condamné à cinq ans pour ce motif. Les gens pouvaient disparaître comme ça. Les jeunes d’aujourd’hui n’ont aucune idée de ce que cela pouvait être. »

La vie de Rechy a changé un soir, en 1981, lorsque, s’adonnant encore à la prostitution, il avait alors la quarantaine, il s’est fait aborder par un jeune homme de 23 ans. « Quelqu’un de très beau au volant d’une voiture s’est arrêté et m’a regardé – et j’ai pensé Oh putain, pas de passe ce soir ! Celui-là, c’est gratuit. Alors j’ai sacrifié environ 20 billets, et j’ai gagné un avenir. Je l’aimais beaucoup, et pour la première fois de ma vie j’ai donné mon numéro de téléphone à quelqu’un, mais j’étais toujours coincé dans mon rôle de prostitué. Je l’ai ramené dans mon appartement distingué, et j’ai été obligé de lui mentir en lui disant que je m’en occupais pour un ami, parce que je ne voulais pas être associé à tous ces beaux objets. On s’est revus à deux occasions, et finalement j’ai laissé tomber le masque lorsqu’il a dit quelque chose sur Luis Bunuel, et que j’ai répondu. Il est apparu que je n’étais pas qu’un tapin décérébré, je lui ai montré mes livres, et il est resté pétrifié sur place, bouche bée. On est ensemble depuis, ça fait 27 ans. »

Rechy a survécu à la rue, a survécu à la drogue dans les années 70, a survécu à l’épidémie du sida qui a tué tant de ses amis dans les années 80 et 90, a écrit quinze livres et a été salué par Gore Vidal comme « l’un des seuls écrivains originaux du siècle dernier ».

« Je suis toujours marginalisé, presque autant aujourd’hui que je l’étais en 1963. Je pense que tous les écrivains homos le sont. L’industrie du livre a encore très peur de l’écriture homosexuelle. Nous aimons à penser que le monde a complètement changé, mais ce n’est pas le cas. OK, des panneaux d’affichage font la publicité de vacances entre hommes, mais il y encore beaucoup d’homophobie, même dans l’édition, et beaucoup de haine de soi et d’autodestruction chez les homosexuels – c’est le plus grand tabou. »

En 2008, Rechy est un personnage plus calme que son personnage littéraire d’enragé avide de sexe. Lui et son compagnon vivent heureux à Hollywood Hills. « Je n’aurais jamais cru que cela pourrait m’arriver. Dans les années 70, quand je traversais une mauvaise passe à cause de la drogue et de la drague, tous mes amis pensaient que je finirais par me suicider, et je croyais qu’ils avaient raison. Mais les choses ont changé – et cela, je le dois à Michael. »

Pourtant, Rechy ne s’est pas rangé en un tournemain. « La dernière fois que j’ai fait le tapin, j’avais 55 ans. C’était plus un acte symbolique qu’autre chose – juste pour me prouver que j’en étais encore capable. En fait j’ai rendu l’argent au type, à son grand étonnement. Je n’ai pas parlé de ça dans le livre. La crédulité des gens n’est pas extensible à l’infini. »

The Independent
27 avril 2008