Lorsque la plupart des romanciers se rendent à une fête, ils n’ont pas à s’inquiéter à l’idée d’être menacés, défiés, ou jetés à terre. Pourtant les choses se passaient ainsi pour John Rechy à l’époque où il était de toutes les fêtes d’Hollywood et ses environs. « À l’époque, j’étais très connu » déclare l’auteur de Cité de la nuit, chronique révolutionnaire de 1963 de la prostitution homosexuelle. « En général, quelqu’un se présentait à moi et disait : ’’Tu te prends pour vraiment pas pour de la merde. » Quelqu’un se retrouvait un peu saoul et décidait de me mettre au défi – un bras de fer ou je ne sais quoi. « Tu te prends pour un étalon. » L’un de ses adversaires était Peter Orlovsky, le poète beat et petit ami de Allen Ginsberg, qui accosta Rechy lors d’une fête à San Francisco, au Nob Hill, le toisa et lui demanda le poids des haltères qu’il pouvait soulever. « Et ma réponse était toujours la même : ’’Écoute, je me fous de ma force réelle. C’est mon allure qui fait de moi l’homme le plus fort.’’ »
Rechy, né à El Paso et habitant de Los Angeles depuis presque trente ans, est une sorte de poète lauréat de la ville.
Rechy n’est pas resté oisif depuis la publication de Cité de la nuit, surtout pas récemment. Il a servi de gourou à des générations d’homosexuels, et ses livres continuent à exciter toutes sortes de lecteurs, jeunes et vieux, homos et hétéros. Il a gagné de nombreux prix et a été le premier romancier à obtenir le PEN/West Lifetime Achievement Award en 1997. Ses ateliers d’écriture, qu’il anime à la University of Soutern California et en privé, connaissent un grand succès, et il a enseigné à certains des écrivains et des journalistes les plus brillants de la côte ouest.
Le romancier – dont la petite stature, le sourire espiègle, et le torse sculpté lui confèrent l’allure d’un lutin sportif – considère l’écriture comme un gros combat pour lequel il s’entraîne constamment. Rechy et son compagnon, producteur de films pour un grand studio hollywoodien, travaillent sur la cession de ses droits pour le cinéma et ont plusieurs projets en cours. Gus Van Sant, réalisateur dont My Own Private Idaho s’inspire des gitons angéliques de Rechy, parle de faire un film de Cité de la nuit.
Rechy lui-même pourrait être le personnage d’une satire à la Evelyn Waugh du Los Angeles contemporain. Body-builder homo, métis mexicain anglo-saxon, Narcisse vaniteux qui ne ménage pas ses efforts pour paraître vingt ans plus jeune que son âge, amoureux de la lumière californienne, du glamour, et des films, Rechy, à soixante-cinq ans, incarne à lui-même la plupart des meilleures qualités et pires défauts de la ville. La vie, dit-il, est une performance – et si elle est bien menée, une formidable performance.
Tous ceux qui rencontrent Rechy, à vrai dire, n’ont pas nécessairement envie de faire un bras de fer avec lui ou de célébrer sa prose. Pendant des années, la plupart des gens qui le rencontraient – les hommes, à tout le moins – avaient envie de coucher avec lui. Et la plupart y parvenaient. Rechy a arpenté les rues de New York et de Los Angeles – Pershing Square, Selma et Hollywood Boulevards – à partir du milieu des années cinquante jusqu’en 1980, à la fois en tant que tapin (qui était payé) et que dragueur (qui ne l’était pas). « J’ai passé plus de temps que quiconque au monde dans les rues », dit-il, laissant s’échapper le genre d’éclat de rire entendu que pourraient avoir d’autres en se remémorant l’époque fraternelle des beuveries.
Rechy a fait de ces années dans les rues la trame du roman Cité de la nuit. Le livre commence comme une lettre frénétique à un ami qui relate la tristesse et la joie du Carnaval ; quand Rechy a découvert la lettre, froissée, jamais adressée à son destinataire, il en a envoyé une copie à la Evergreen Review, où elle fut publiée comme nouvelle aux côtés de Beckett et Kerouac.
Le roman, publié en 1963 par un éditeur franc-tireur, Grove Press, devint immédiatement un best-seller et, du fait de la fenêtre qu’il entrouvrait sur le demi-monde homosexuel durant une époque bien moins naïve, un phénomène d’édition. Il s’attira le même genre de commentaires fervents et provocateurs en jaquette que le Festin nu et Last Exit to Brooklyn. « Rechy dit la vérité et nous la dit avec une telle passion que nous ne pouvons que nous associer à la vie qu’il décrit », écrivit James Baldwin. Le Washington Post qualifia le roman d’« un des livres les plus importants publiés depuis la deuxième guerre mondiale ». L’impact de Cité de la nuit alla bien plus loin que les cahiers livres des journaux : Jim Morrison en entonna le titre dans la chanson des Doors, LA Woman, le rockeur David Bowie, le peintre David Hockney et le réalisateur Van Sant parlèrent tous de l’inspiration qu’il fut pour eux. Gus Van Sant, en fait, dit qu’il a offert le livre de Rechy à Keanu Reeves et River Phoenix, ses tapins de Private Idaho. « Je leur ai donné à tous deux Cité de la nuit et je leur ai dit : « Si vous voulez connaître la vie d’un tapin des rues, c’est par là qu’il faut commencer. Plus tard, j’ai découvert que Keanu avait acheté tous les autres livres de John. »
L’attrait de Cité de la nuit s’exerça bien au-delà de la communauté homosexuelle. Henry Turner, jeune écrivain et réalisateur, trouva le livre tandis qu’il parcourait l’Europe, il y a de cela des années, et fut frappé par sa franchise émotionnelle. « Je ne suis pas homo ; je ne l’ai pas lu comme un livre gay. Mais Cité de la nuit semblait l’expression la plus honnête de l’expérience de l’adolescence masculine que j’avais jamais lue. » Turner compte désormais parmi les nombreux et fidèles étudiants de Rechy. « Il parlait du narcissisme, de l’intérêt porté à l’apparence, il parlait du père. La tradition littéraire masculine, c’est, principalement, de cacher l’émotion. Ça m’a scié – ça va vraiment scié. Par moments, je ne pouvais pas m’empêcher de pleurer. »
La plupart des personnages de Rechy sont distants et inatteignables, et c’est en ces termes que ses amis d’enfance parlent de Rechy. Rechy parle de ce que c’est que d’être un solitaire qui conduisait comme un fou dans les déserts aux alentours d’El Paso ou allait s’étendre sur les montagnes surplombant la ville, pour observer le ciel texan. Mais le Rechy qui est bien vivant, et en forme, dans son bel appartement méditerranéen à Los Feliz est tout sauf un grognon sur ses gardes. C’est plutôt un homme au charme personnel incomparable. Un sourire semble toujours s’esquisser au coin de sa bouche.
« Je n’ai jamais douté de mon œuvre – jamais, jamais douté de mon œuvre », dit-il. Tandis que Rechy continue de se battre, ses romans attirent l’attention d’Hollywood. « Je vais vous le dire sans fausse modestie, déclare-t-il avec un sourire malicieux. Parce que j’ai refusé de me coucher, j’ai refusé d’être mis à terre. Je vous jure que je me suis battu pour obtenir le respect que je mérite. Et je n’ai jamais abandonné. Je continue. Et j’en récolte les fruits à présent. – le PEN Lifetime Achievement Award, la couverture du L.A. Times Book Review. Et j’en retire un sentiment de triomphe. »
Bien que Rechy se trouve contrarié lorsque la presse fait une fixation sur ses années passées dans la rue, il émane de lui une certaine fierté, et même de la nostalgie, quand il relate ses jours et ses nuits passées à faire le tapin. Quand il parle de la manière dont le milieu a changé entre les années cinquante et les années soixante-dix, par exemple, il devient un Proust de Pershing Square, se demandant si l’on peut évoquer le souvenir d’une expérience sans rendre le passé romantique.
La carrière de Rechy dans les rues a débuté au milieu des années cinquante. Pendant la guerre de Corée, il avait brièvement fait l’armée en Allemagne, mais avait pu la quitter rapidement pour rejoindre l’université de Colombia. Il se rendit à New York presque sans le sou et prit une chambre à l’auberge de jeunesse. Il y rencontra un marin de la marine marchande qui lui achetait des hamburgers et lui apprit à gagner de l’argent rapidement en se prostituant. Au lieu de passer sa licence, il prit le chemin de Times Square.
Après le succès de ses premiers livres, toutefois, il quitta la rue et retourna vivre au Texas. Il déménagea ensuite à Los Angeles pour y prendre un poste de professeur, et recommença également à se prostituer et à draguer.
Dans les années cinquante comme dans les années soixante, alors qu’il développait de nouveaux aspects de son personnage des rues, Rechy s’échinait à camoufler le fait qu’il était écrivain et même lecteur. Le moindre signe d’intellect risquait de faire fuir ses « conquêtes ». Il apercevait parfois ses propres livres dans les maisons des hommes qui l’avaient ramassé et n’en disait pas un mot. D’autres fois, il lui arrivait de passer le début de soirée à la bibliothèque publique de LA, à lire Camus ou Milton, avant de se diriger vers Pershing Square pour tapiner.
Ces décennies passées à se prostituer ont-elles quelque chose à voir avec le narcissisme de Rechy ? Le romancier n’a aucune difficulté à l’admettre, expliquant que son exhibitionnisme, les sentiments de rejet, d’amour et d’approbation éprouvés dans la petite enfance se mêlaient à nouveau lorsqu’il se retrouvait dans « cette arène ». « Je ressentais une vague de désir qui venait vers moi, j’imagine que cela avait en grande partie à voir avec la répression de mon enfance, ce mélange de catholicisme et de restrictions. »
Rechy compara un jour les homosexuels ayant des rapports sexuels dans la rue au refus de Rosa Parks de s’asseoir à l’arrière du bus, les qualifiant tous deux d’actes révolutionnaires. Il continue de se faire l’apôtre de la sexualité gay.
« Quand vous découvrez que vous êtes homo, il y a une énorme pression sur vous pour que vous rentriez dans le rang, explique-t-il. Or dès que la pression s’exerce sur un objet, elle trouve ensuite à s’épancher. Nous sommes nés d’une union hétérosexuelle, en un sens nous sommes nés dans le camp de l’ennemi. De cette union sexuelle provient un étranger. C’est là qu’on devient marginal, nom de Dieu. Non pas plus tard, dans les rues. Ajoutez à cela les films et les panneaux d’affichage qui renvoient des images hétéros aux homosexuels, mêlez-le à la religion, et vous obtenez suffisamment de pression pour que ça explose », dit Rechy. L’attachement farouche des homos au sexe en est le résultat. « C’est ce que nous avons et c’est ce que nous avons transformé, grâces nous soient rendues, en quelque chose de très riche – de très, très riche. »
Rechy s’était toujours senti proche de sa mère, et lorsqu’elle mourut, au début des années soixante-dix, une intense période de deuil et de toxicomanie débuta pour lui. Il se mit à voir un psychiatre mais ne commença à aller mieux que lorsqu’il se rendit compte qu’il avait négligé son corps, que son visage s’était creusé. « Eh bien, quoique le narcissisme puisse être une maladie, déclara son psy, c’est ça qui vous a sauvé. »
Le narcissisme, comme Los Angeles, est l’une des grandes causes de Rechy ; il se qualifie lui-même de « défenseur d’un bon narcissisme ». Fierté devant son allure, sa réussite – il n’y a pas de quoi avoir honte. Façonner un roman, une sculpture, n’est pas moralement plus élevé que de façonner son corps. « J’ai horreur que ça soit qualifié de névrose », dit-il. « C’est une chose très, très curieuse. Si vous dites que vous êtes un enfoiré, les gens vous considèrent comme un saint, un humble. Or puisque quelqu’un d’autre peut vous traiter d’enfoiré – pourquoi le feriez-vous ? Et si vous êtes sincèrement content de vous, et vous savez, c’est mon cas, ce n’est pas une posture ; je suis content de mon art, de mes affections, de mon être physique – alors dans ce cas j’ai l’impression d’avoir des atouts pour me bonifier. Et j’aime bien la prestance physique. » Il s’enorgueillit du fait que certains de ses étudiants se mettent à faire de l’exercice quand ils commencent à assister à ses cours. Ils s’habillent mieux ; ils perdent du poids.Les ateliers d’écriture de Rechy sont pour le romancier une occasion de dévoiler son sens de la mise en scène. Les étudiants de Rechy parlent des effets directs et pratiques que ses cours ont eus sur leur écriture. Comme nombre de ses amis, ils lui sont remarquablement loyaux.
Le rapport de Rechy à l’un de ses anciens étudiants ayant rencontré le plus grand succès est révélateur de son caractère combatif – ou bien joueur. Michael Cunningham est l’auteur de Les Heures (1998), méditation sur Los Angeles et Virginia Woolf, qui devint un best-seller et obtint le prix Pulitzer, avant d’être adapté au cinéma. Rechy traite Cunningham, qui étudia auprès de lui à la fin des années soixante-dix et vit à présent à New York, en fils ingrat, quelqu’un qui aurait désavoué tous ses liens avec lui. « En fait Michael ment, accuse Rechy, quand il dit qu’il n’a jamais suivi d’atelier d’écriture ailleurs que dans l’Iowa. »
Alors comment ce voyou ingrat réagit-il lorsqu’on lui demande s’il a connu ou étudié avec John Rechy ? Sans hésiter : « Je ne crois pas avoir jamais eu de professeur qui m’ait appris autant, ni avant ni après. » Cunningham est intarissable, parle de la grâce pédagogique de Rechy, de son talent pour créer une atmosphère saine et propice à la critique en classe, le qualifiant d’« immensément intelligent, immensément respectueux. » En d’autres termes, il fait tout sauf éviter de s’associer au romancier. Lorsqu’on lui répète les paroles que Rechy a eues à son égard, Cunningham paraît perturbé, blessé. Toutefois, même après avoir entendu parler de la contrariété éprouvée par Rechy envers lui, il demande, « Si vous parlez à John, s’il vous plaît embrassez-le de ma part. »
Rechy demeure un héros pour les homosexuels mais a publiquement dénoncé la catégorie de l’écrivain homosexuel. « Je n’aime pas les étiquettes. Je suis un écrivain. Pendant longtemps j’ai été un écrivain homosexuel. Je n’étais pas un écrivain chicano parce que, nom de Dieu, vous ne pouvez pas être homo et Chicano. Non, sans blague, ces débats ont été tenus par un monsieur à la UCLA. Puis je suis devenu un écrivain de Los Angeles. Putain, je suis un écrivain et l’un des meilleurs, bonté divine, et je déteste ces classements parce qu’ils sont extrêmement restrictifs du point de vue artistique. C’est pourquoi je n’aime pas ça – cette ghettoïsation de la littérature. » Il n’est simplement pas de ceux qui vivent en bande. C’est dans l’exil qu’il s’épanouit, exilé de ses propres sous-cultures.
Cunningham, le fils prodige, estime que la réputation de Rechy a pâti du fait que la littérature homosexuelle se soit constituée en un univers propre à l’écart de la culture dominante. « Je crois que John est l’une des victimes de la ghettoïsation de la littérature gay », dit-il. « Je crois que l’histoire rendra raison à l’œuvre de John. » Sa meilleure qualité, dit-il, est sa vitalité. « Et c’est partiellement ce qui rebute les gens – c’est tellement savoureux, vivant, sensuel. Cette forme d’art rend les gens nerveux. Il y a une longue, très longue liste dans l’histoire d’œuvres qui ont mis les gens mal à l’aise, et qui, cinquante ans plus tard, font partie du canon littéraire, ajoute-t-il, en faisant référence à D.H. Lawrence et Henry Miller.
Le romancier se considère lui-même ainsi – comme quelqu’un de trop dangereux pour la culture dominante. Rechy a certes l’esprit de compétition – il s’est même retrouvé en rivalité avec l’un de ses propres personnages, tentant de battre le score du jeune étalon de Numbers – et il lui arrive parfois de parler comme si Rechy l’écrivain était en compétition avec Rechy l’icône sexuelle. Oscar Wilde déclara jadis qu’il déversait son talent dans son œuvre, mais son génie dans sa vie. Rechy ne dirait jamais la même chose à son propos.
« Ça ne me dérange pas de le dire : je sais ce qu’il en est. Je suis l’un des meilleurs de notre époque, de notre génération. Je me situe assurément aux côtés de Norman Mailer. Je surpasse assurément Philip Roth. » La même chose pour Gore Vidal. « Je sais que je me situe à leurs côtés, que c’est là ma juste place. Et non pas en tant qu’écrivain homosexuel, non pas en tant qu’ancien tapin, non pas en tant que marginal sexuel. »
Les écrivains depuis Whitman abordent la question d’un besoin d’expérience brute, vécue – de toutes sortes – pour insuffler de la puissance à la bonne littérature. Rechy suivi se manifeste plus loin que presque n’importe quel autre écrivain vivant.