Don Quichotte de Kathy Acker ou la traduction donquichottesque

Kathy Acker, ©kathy brew

Kathy Acker, pirate des lettres, plagiaire magnifique, passe son œuvre à questionner le concept d’originalité, qui lui paraît caduc au XXe siècle, et dans ce Don Quichotte plus que dans aucun de ses autres textes. En réinventant en 1986 le roman picaresque de Cervantès, dans lequel son don Quichotte est une femme, elle s’impose d’emblée, par cet infratexte, un cadre, un référent conceptuel.

Un des aspects modernistes du texte de Miguel de Cervantès fut sa mise en question de la position auctoriale, notamment en stipulant que le texte dont il nourrissait ses écrits avait été produit par l’Arabe Cid Hamet Benengeli, véritable auteur du texte. Cette première mise en abyme permettait d’ouvrir la boîte de pandore du palimpseste et de l’intertextualité dont Kathy Acker s’est ensuite régalée.

Cervantès tisse aussi un entrelacs de textes d’une richesse exubérante. Don Quichotte, fou d’avoir trop lu de romans de chevalerie, s’en va mener une quête qui devient également narrative et dans laquelle seront mêlées références aux romans d’amour courtois, ballades, poèmes, chansons, etc. en une polyphonie moderniste.

Il n’est pas donc pas étonnant que Kathy Acker se soit emparée avec joie de ce texte, auquel elle désire faire écho. Sa version de Don Quichotte m’a paru fournir un écho conceptuel étonnamment juste au Cervantès originel.

Chez Kathy Acker, don Quichotte est une femme de soixante-six ans rendue folle non par la lecture de trop nombreux romans de chevalerie, mais par un avortement, et qui entreprend de se livrer à la quête la plus folle que femme puisse entreprendre, à savoir celle de l’amour. Cette quête, qui pose la question de l’identité féminine, est aussi celle d’un langage. Née dans un monde d’hommes, appartenant à un monde d’hommes, don Quichotte n’a pas de langage propre. Ce roman est sa tentative d’en trouver un, notamment en réécrivant des textes d’hommes.

C’est de ce point dont je voudrais parler ici pour évoquer les enjeux posés par la traduction de ce texte. Tout comme Kathy Acker reprend le canevas conceptuel de Cervantès, j’ai choisi pour traduire ce texte en français de reprendre le canevas conceptuel d’Acker. La traduction que je présente s’est donc attachée à être fidèle au concept, et non pas à la lettre. Il a non pas fallu traduire ce que disait Kathy Acker, mais s’interroger sur la production, l’origine de son énonciation, sans toujours la traduire littéralement, afin de démêler la question de l’intertextualité dans son Don Quichotte. Il m’est apparu que faire autrement, en considérant le texte d’Acker comme texte qui lui aurait été propre, qui aurait été sien et non pas habité par ceux des autres, aurait été corrompre ses intentions, son dispositif, sa vision de la littérature et de l’écriture comme lecture. Je me suis ainsi retrouvée en position d’enquêtrice-lectrice. Kathy Acker déclara au sujet de ses expériences littéraires :

Je me suis alors intéressée au “texte pur”. Aux textes des autres… C’était comme quand on est petit ; tout à coup ouvre un magasin de jouets et le magasin de jouets s’appelait «la culture».

Afin de voir quels étaient les jouets qu’elle avait déballés dans son texte, j’ai dû procéder à un travail de sourcier, d’enquête, pour tenter de démêler les fils de l’intertexualité (en l’absence de l’auteur mort) et de repérer les textes d’autres incorporés à la narration, et voir dans quelle mesure Kathy Acker pratiquait la citation verbatim, la paraphrase, la réécriture, ou bien l’évocation référentielle avec saupoudrage lexical calqué sur l’original destiné à induire une impression d’authenticité, malmenant ou déformant ces textes.

La question se posait notamment, bien entendu, pour le texte source, leDon Quichotte de Cervantès, pour lequel il a fallu voir avec quelle traduction en anglais Kathy Acker avait travaillé. Analysant ensuite les passages concernés, j’ai pu noter les altérations qu’elle avait apportées au texte. Lorsque la traduction de Cervantès était citée verbatim par Kathy Acker, j’ai suivi le même procédé avec la traduction de Cervantès en français (choisissant celle de Jean Raymond Fanlo).

Dès lors, il s’agissait de passer à la question tous les mots du texte, de chercher leurs fantômes, en repérant les textes de langue anglaise (Milton et Le Paradis perdu, Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent, Ben Jonson, Pygmalion de Bernard Shaw, Wilkie Collins, Conrad, Pearl Buck, Lawrence Durrell et Justine, Shakespeare Roméo et Juliette et Le Marchand de Venise, Woolf et Orlando, Conrad, et ceux des pères fondateurs de l’Amérique – John Cotton, William Dewsbury –, de Thomas Jefferson, de Francis Bacon…).

Il a également fallu aller aux sources des emprunts à la littérature traduite (Sade, Augustine de Villeblanche ou Le Stratagème de l’amour, l’Histoire de Juliette, La Bible, Biély et Pétersbourg, Wedekind et Lulu, Sophocle et Œdipe roi, Le Guépard de Lampedusa, Dante, Céline, Samuel Beckett et En attendant Godot, Catulle, et bien sûr Cervantès et Don Quichotte mais aussi Le Dialogue des chiens, issu des Nouvelles exemplaires), pour ensuite les adapter aux traductions françaises des mêmes textes.

Par exemple, voyant qu’elle citait Beckett avec cette phrase en anglais : « What are you waiting for ? », que j’aurais spontanément pu traduire par « Qu’attends-tu ? » Ou même « Qu’attendez-vous » (l’anglais ne disposant pas de la différenciation vouvoiement/tutoiement) je ne pouvais en rendre une traduction satisfaisante qu’en vérifiant qu’il s’agissait-là d’une copie de la traduction anglaise d’En attendant Godot, qui correspondait en français, dans le texte original, à « Qu’est-ce que tu attends ». Il s’agissait alors de suivre cette partition, aussi contraignante, voire oulipienne soit-elle, aussi imperceptible les nuances soient-elles pour le lecteur non averti, pour rendre toute la couleur, les connotations, l’intelligence, et les intentions du texte ackérien.

Faisant référence à Roméo et Juliette de William Shakespeare, Kathy Acker fait intervenir dans son texte une nurse, terme anglais polysémique signifiant à la fois infirmière (ce qui convient très bien au contexte hospitalier dans lequel se trouve Don Quichotte du fait de son avortement) et nourrice, puisqu’il s’agit-là de la nourrice qui gronde Juliette. J’ai choisi de me rallier à la traduction de Shakespeare, pour honorer le travail d’intertextualité, faisant le choix de la littérature, du canon, plutôt que du contexte, regrettant toutefois que l’ambiguïté ménagée par l’anglais soit ainsi pulvérisée par le passage au français.

Quand Acker, faisant intervenir la théâtralité dans son texte, joue avec le Lulu de Wedekind, la technique d’intertextualité se complique encore. En effet, petit à petit, l’évocation du texte de Wedekind se fait dévorer par celui de Bernard Shaw, Pygmalion, phagocytage littéraire que seule une lecture soupçonneuse pouvait mettre à jour. Nous sommes là dans un système de mises en abyme multiples, une sorte de vertigineux cannibalisme en poupées russes.

En fin de volume, Kathy Acke s’amuse de l’Histoire de Juliette, de Sade. Dans ce cas, il a fallu ausculter la manière dont le texte sadien avait été traduit en anglais, originellement, pour ensuite repérer les permutations ackeriennes. Dès lors, j’ai suivi le même mode opératoire dans la traduction en français, en copiant le texte de Sade quand Kathy Acker avait copié sa traduction anglaise, et y mêlant la narration d’Acker. Cela a été pour moi l’occasion de découvrir que Sade était massacré en anglais, sa traduction étant tronquée, défectueuse, fausse, et détournée par le traducteur. La traduction que je propose du passage concerné en citant Sade présente donc un hiatus par rapport au texte offert par Kathy Acker, hiatus qui tient à cette piètre traduction de Sade en anglais. Dans ce cas, l’infidélité par rapport au texte présenté par Kathy Acker n’est pas le fait de contresens mais le fruit de cette volonté de me mettre, en tant que traductrice, dans la position où se trouvait Kathy Acker.

Don Quichotte est le texte d’Acker qui pose le plus la question du genre, de l’identité sexuelle, dans une volonté performative de s’éloigner d’un essentialisme mortifère. Il se trouve que le fait que les adjectifs ne soient pas accordés en anglais, lors des narrations à la première personne, ne permet pas de spécifier clairement le sexe du locuteur. Le français n’autorise pas cette indétermination. Dès lors, il a aussi été nécessaire de se fonder sur les textes sources pour pouvoir prendre ces partis, et respecter le sexe du locuteur. À cette confusion des sexes, des genres, se mêle une confusion des espèces. Kathy Acker, en référence au Dialogue des chiens de Cervantès, in Nouvelles exemplaires, fait apparaître dans la troisième partie de don Quichotte une meute de chiens bavards, d’hommes déshumanisés et rabaissés au rang de bêtes (Nixon, Kissinger, etc.) Le marqueur en anglais est le plus souvent un discret it, ce qui constitue dans le fi l de la narration un très fort ressort comique. Le français ne dispose pas de ce pronom neutre, mais il m’a semblé qu’il ne fallait pas forcer le trait en surtraduisant et en spécifiant « le chien ». Donc, un peu à la manière d’Acker, j’ai décidé d’introduire des accidents cocasses dans le texte, tel personnage se « lavant les pattes » de telle situation, tel autre tombant « truffe à truffe » sur un ami, etc. On le voit, ce texte de Kathy Acker est marqué par une profusion verbale, une poésie débridée, une fantaisie azimutée et spectaculaire, qu’elle traduise Catulle, raconte des fables, décrive des peintures de Goya, rédige des essais philosophiques et politiques, relate le fi lm Godzilla, fasse de la poésie, des commentaires de texte, des références à la santería…

Notons en conclusion que Kathy Acker, l’Arabe, nous donne la clé de ses manipulations, dans un passage drolatique p 27 :

Les dirigeants arabes sont des menteurs ; le mensonge est constitutif de la culture arabe tout autant que la véracité et le franc-parler, c’est américain. Contrairement à la culture américaine et occidentale (en règle générale), les Arabes (dans leur culture) n’ont aucune (notion de l’) originalité. C’est-à-dire, de la culture. Ils écrivent de nouvelles histoires peignent de nouveaux tableaux et cætera en se contentant d’embellir de vieilles histoires de vieux tableaux… Ils écrivent en découpant des morceaux de textes déjà écrits et trouvent d’autres moyens de défi gurer les traditions : en changeant des noms importants en noms idiots, en faisant des blagues salaces à propos de choses qui devraient nous paraître de la plus haute importance, comme la guerre nucléaire. Peut-être demanderez-vous ce que les Arabes peuvent bien savoir de l’armement nucléaire. Notre réponse sera que les hommes, étant cupides, poltrons, et esclaves d’un pouvoir cruel, ont toujours su. Les Arabes ne font pas exception. Pour cette raison, un texte typiquement arabe, ou un tableau, ne contient ni personnages ni narration, car l’Arabe, estimant que de telles fictions, c’est mal, idolâtre le néant.

Laurence Viallet, 2010